05/02/2010
Lettre à Eric, un ami poète haïtien
Vivre en apnée face aux tourments du monde ! Ce serait une bien tentante posture, s'il n'était pas si vital de tout simplement respirer. De garder l’esprit et les yeux ouverts, d’affronter la réalité telle qu’elle est. Et d’essayer d’agir, à son petit niveau, à défaut d’avoir le pouvoir suprême de changer radicalement les choses! Comment faire autrement alors que l’année vient de commencer avec son lot de tragédies, de souffrances et de catastrophes, comme celle qui vient de frapper ton pays? Cette première république noire de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation dont tu as tant chanté les mérites et la douleur à travers tes écrits? Ce peuple qui semble n’avoir jamais fini de payer le prix de son courage et de sa liberté? Ce peuple qui, depuis l'acte fondateur de 1804 ayant universalisé les droits humains, n'a eu d'autre choix que celui de survivre entre la misère, la violence et la peur au ventre de disparaître à tout moment à cause des éléments en colère? Comment rester indifférent lorsque l’on réalise qu’il a suffit d’une petite minute de rien du tout, en ce 12 janvier, pour que la terre de Toussaint Louverture qui t’as vu naître se fende et avale, en quelques secousses, environ 200 000 de ses enfants? Et que Port-au-Prince, ne soit plus qu’un amas de béton, de fer et de poussière où la vie cherche difficilement aujourd’hui à reprendre ses droits ? C'est pourquoi, cher ami, je me permets de formuler à ton endroit ces quelques mots comme une prière, pour que tu sois vivant, debout et luttant vaillamment avec les tiens. Pour que tu sois toujours inspiré et aussi délicieusement fou que lorsque, il y a huit ans, nous nous sommes croisés en Guyane, où nous étions venus, sous la chaleur et la bonne humeur, essuyer les plâtres de ce beau festival "Cinamazonia" entre Cayenne, Kourou et Saint-Laurent du Maroni. C'est alors que tu m’avais confié, à bord de ce petit bateau nous menant admirer les charmes de l'Amazone, que dans ta chambre d’hôtel, trônait ton prie-dieu dont tu affirmais, l'oeil pétillant, ne jamais pouvoir te passer, même en voyage. J’avais trouvé cela quelque peu étrange et t'avais même taquiné là-dessus. Je comprends, aujourd’hui, pourquoi il était si important pour toi de prier avec une telle ferveur, chaque jour que dieu fait. D'aucuns disent que cette dévotion-là caractérise le dernier recours de ceux qui n'ont déjà plus d'espoir. Chez toi comme chez nombreux de tes compatriotes cela signifie, au contraire, la convocation de cette ultime énergie qui permet de s'extraire du fond des abysses et des ruines, pour tout recommencer. Encore et toujours. Inexorablement. Comme si, après avoir tant offert au monde, le sort de ton île devait être ainsi scellé. A peine le drame connu, Haïti-la-brave fut donc rapidement l’objet d’une compassion planétaire, d’une aide internationale massive, certes, mais jusque-là si mal coordonnée qu'elle ne parvient toujours pas à atteindre les sinistrés. Puis, très vite, elle est devenue le lieu d’une incroyable bataille d’égos entre les pays donateurs dont ceux dissimulant à peine leur besoin de rédemption; les grandes chaînes de télévision avides d'images-chocs; les journalistes-stars jouant aux héros avec leurs "zooms" indécents sur les centaines de cadavres jonchant les rues ou les miraculés, tous assurés de faire "exploser" l'audimat du 20 heures. On le savait bien -une actualité chassant l'autre- que tout ce beau monde lèverait le camp aussi tôt que possible, à la faveur d'un autre théâtre de la misère humaine. Aussi, au moment où les sunlights commencent à s’éteindre doucement, laissant la place aux organisations internationales, aux équipes techniques et médicales mais également, hélas, aux pilleurs, aux sectes de tout poil et aux trafiquants d’enfants, je t’adresse tout humblement, cher ami, mes sincères et meilleures pensées. Où que tu sois. Quelque part parmi ces milliers de rescapés désaxés, errant comme des damnés à la recherche d'un peu d'eau, de nourriture ou d'un toit; au milieu de ces blessés à qui il manque peut-être un bras, une jambe, à cause des amputations intempestives que l'on a vues retransmises en direct à la télé; dans l'une des communes épargnées, chez des amis ou de la famille; sur le chemin de l'exil ou sous les décombres. Sans prie-dieu, ni aucun autre type d'artifice, je prie donc, du fond du coeur, pour toi et ton peuple tout entier. Je te dis, à un de ces jours cher Eric. Ici, sur cette terre ou ailleurs, puisque telle est ta devise.
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